Ma conscience téléchargée dans un hologramme

Entouré de chercheurs internationaux, le Russe Dmitry Itskov consacre sa fortune à un projet fou: l’Initiative 2045. Son but? Sauvegarder notre conscience dans un corps immortel.

Par Rafal Naczyk

Programmation: Raphael Cockx

L’homme a créé le «bit». Et à travers cette unité de mesure, un monde parallèle où les data et l’algorithme sont rois. Alors que les fleurons de la nouvelle économie ne jurent que par ces données et leurs promesses de contrôle instantané, d’autres caressent des desseins plus vertigineux. À en juger par la vague de levées de fonds enclenchée par les start-up ces dernières semaines, la Silicon Valley s’est trouvé un nouveau défi: rallonger radicalement l’espérance de vie. Quitte à approcher du luxe absolu: l’immortalité.

Séquençage du génome, thérapies cellulaires, bioprothèses… Grâce à la convergence de nouvelles disciplines comme les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives (NBIC), la science-fiction devient petit à petit médecine-réalité. Les thérapies géniques, en pleine éclosion, permettent déjà de connaître et de traiter les forces et faiblesses génétiques de chaque individu. «Mieux ciblées, les maladies seront circonscrites, voire éradiquées avant leur survenue, le vieillissement sera court-circuité, la durée de vie augmentée», soutient Laurent Alexandre, neurologue, dirigeant de la société de séquençage du génome DNAVision, basée à Gosselies.

L'intelligence artificielle va-t-elle supplanter celle de l'homme?

Mais pour l’auteur de «La Mort de la Mort» (éd. JC Lattès), il faut d’abord un préambule: «Le XXIe siècle sera celui du cerveau. Dans quelques décennies, on aura compris ses mécanismes, on parviendra à le copier. En 2100, la civilisation aura totalement changé…»

Conjurer la mort

En Russie, l’organe gélatineux titille depuis quelques années le milliardaire Dmitry Itskov. Né à Briansk, à quelque 400 kilomètres de Moscou, Itskov a tout du jeune premier: un costume, un yacht, et surtout un empire bâti dans les nouveaux médias, à partir d’un webzine et d’une start-up, New Media Stars, lancés en 1998. Derrière son teint pâle et son visage un peu poupon, ses apparitions publiques peuvent sembler flatteuses, elles lui sont fatales. Car du haut de ses 34 ans, Itskov se trouve à la tête d’un des projets les plus mégalomaniaques du XXIe siècle: l’Initiative 2045.

À la fois mouvement politique, lobby et centre de recherche, l’organisation n’a qu’un objectif: percer les secrets du cerveau, du corps et, par-delà la technologie, de la vie éternelle. «L’immortalité n’est ni un fantasme ni une utopie: ce n’est qu’un problème scientifique qui peut être résolu», glisse Itskov dans une vidéo, sans la moindre hésitation. «Nous voulons développer des avatars, comme dans le film, et y télécharger notre esprit, explique le milliardaire. Nous serions alors capables de vivre plusieurs centaines de milliers d’années, voire de devenir immortels.»

Pour donner plus de poids à ses convictions, Dmitry Itskov a investi une bonne partie de sa fortune dans des laboratoires de recherche disséminés à travers le globe, où un éventail de scientifiques spécialisés dans les domaines des interfaces neuronales, de la robotique ou encore de la génétique moléculaire œuvrent à la mise au point de «supports non-biologiques avancés». Si tout se passe comme prévu, Itskov estime qu’il sera possible de transplanter une conscience individuelle sur un support artificiel d’ici à 2045, ce qui prolongerait la vie humaine à l’infini.

Les quatre étapes du projet 2045

2015-2020 - Avatar A

Robot contrôlé à l'aide d'interfaces cerveau-machine. Au cours de la première, entre 2015 et 2020, seront développés des robots contrôlés à l'aide d'interfaces cerveau-machine dont nous voyons déjà apparaître les premières versions.

2020-2025 - Avatar B

Enveloppe artificielle pouvant accueillir un cerveau vivant. La deuxième étape, entre 2020 et 2025, consisterait à construire une enveloppe artificielle permettant d'héberger un cerveau vivant.

2030-2035 - Avatar C

Transfert de la personnalité dans un cerveau artificiel. La troisième étape, entre 2030 et 2035, permettrait la conception d'un modèle informatique de l'intelligence et de la conscience humaine, donnant naissance au premier cerveau artificiel, capable de recevoir le contenu d'un esprit vivant et de le faire évoluer de façon autonome. Cette hypothèse, folle, permettrait d'envisager rien moins que l'immortalité cybernétique de l'humanité.

2045 - Avatar D

Une entité consciente holographique. Enfin la dernière étape, en 2045, annoncerait l'avènement de l'esprit indépendant de toute matière, et ainsi transférable à souhait dans des enveloppes holographiques capables de se déplacer instantanément partout et tout le temps.

Un avatar conscient

Quatre étapes balisent la quête de ce Graal cybernétique: la création d’un androïde contrôlé directement par le cerveau; la transplantation d’un cerveau humain dans le robot; ensuite, le transfert de la personnalité d’un humain en fin de vie dans un robot doté d’un cerveau artificiel; et enfin, percée ultime, l’émergence d’une conscience holographique. Donc, totalement dématérialisée. «Il est possible et nécessaire d’éliminer le vieillissement, et même la mort, et de repousser les limites fondamentales de nos capacités mentales et physiques, actuellement fixées par les limitations du corps humain», déclare crânement son ONG, Initiative 2045, sur son site web.

Interview de Dmitry Itskov

La vision transhumaniste est explicite. Interrogé par le «Times» britannique, Itskov évacue pourtant tout soupçon de folie. S’il veut séparer l’esprit du corps humain, soumis à des besoins – l’oxygène, la nourriture, un abri –, c’est pour ouvrir la voie à un esprit humain supérieur, sublimé. Un jour, prophétise-t-il, nous fréquenterons tous des «concessionnaires», chez lesquels nous pourrons choisir notre organisme, puis transférer notre conscience dans un corps plus adapté. «Les gens pourront s’installer dans des endroits qui sont aujourd’hui impropres à la vie, explique-t-il au journal britannique. Un corps artificiel peut vivre sur des planètes où un organisme biologique ne survivrait pas.»

Au-delà d’URL

Bien qu’invraisemblable, le projet a pourtant tapé dans l’œil de sommités du MIT, de Harvard et de l’université de Californie à Berkeley. À l’été 2013, près de 30 scientifiques, neurologues, généticiens, entrepreneurs et experts en Intelligence artificielle l’ont rejoint à Manhattan pour le deuxième congrès «Global Future 2045», après celui de Moscou. Parmi eux, José Carmena, un professeur de neuroscience à l’Université de Berkeley, qui développe des prothèses contrôlées par le cerveau. Et d’autres sommités, comme le patron de l’ingénierie de Google, Raymond Kurzweil, ou le roboticien japonais, Hiroshi Ishiguro.

Le dalaï-lama, que le milliardaire a rencontré dans le nord de l’Inde, a également apporté son soutien au projet. Itskov, qui avoue pratiquer la méditation et suivre une hygiène alimentaire très stricte, reste hanté par une confidence que lui aurait faite le sage tibétain: «Il m’a parlé d’une vieille pratique bouddhiste qui consiste à transférer l’esprit d’un corps biologique vers un autre par la seule force de la volonté», confie-t-il au «Times».

Depuis qu’il a quitté ses fonctions de cyberentrepreneur, en 2011, pour piloter le projet, l’ancien magnat des médias parcourt le globe pour réunir des fonds et des soutiens. Car si tout porte à croire qu’au XXIe siècle, la lutte contre la mort sera le plus gros marché de tous les temps, le ticket pour l’éternité, lui, a déjà un prix: sur le site-web d’Initiative 2045, un «bouton d’immortalité» permet à toute personne de commander un avatar personnel. Moyennant un virement de… 3 millions de dollars.

Reste qu’au-delà de tout obstacle matériel, Itskov se heurte à un royaume scientifique jamais conquis. Celui des arcanes du cerveau et de la conscience, qu’aucun «bit» n’est jamais parvenu à modéliser.

Roger Penrose

«La conscience ne se réduit pas à des algorithmes», R.Penrose

Reconnu internationalement comme un des plus grands mathématiciens et physiciens du XXe siècle, Roger Penrose est à l’origine d’un grand nombre de travaux sur les trous noirs et la gravitation quantique. Voilà presque 20 ans, il publiait un livre issu de ses théories sur la nature de l’esprit et l’origine de la conscience. L’ouvrage, intitulé «Les ombres de l’esprit» (éd. Dunod), continue de diviser la communauté scientifique.

Le CV de Roger Penrose

Né en 1931, Roger Penrose est professeur émérite de mathématiques à la chaire Rouse Ball de l’Université d’Oxford.

En 1970, il démontre avec Stephen Hawking qu’au cœur de ces étoiles mortes que sont les trous noirs, la relativité générale engendre obligatoirement des «singularités», des points où la gravitation déforme tellement l’espace et le temps qu’ils deviennent indéfinissables.

Les travaux de recherche de Sir Penrose ont contribué à l’élaboration de la théorie des pavages non périodiques («pavages de Penrose»), à la théorie de la relativité générale et aux fondements de la théorie quantique.

En 1994, le professeur Penrose a été fait Chevalier par la reine Elizabeth II pour sa contribution à la science.

Il a reçu plusieurs distinctions, entre autres le prix Wolf 1988, attribué conjointement à Stephen Hawking pour leurs travaux communs.

Mais s’il a conquis le grand public, c’est grâce à «The Emperor’s New Mind» (1989), un best-seller planétaire qui est un manifeste pour définir la façon dont la physique mathématique pourrait se développer au XXIe siècle.

Il est également l’auteur de «Road to Reality» (2004), de «The Large, the Small and the Human Mind» (1997), de «The Nature of Space and Time» (1996), en collaboration avec Stephen Hawking, et de «Shadows of the Mind» (1994).

Vous êtes connu pour vos travaux sur les trous noirs, réalisés avec Stephen Hawking. Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser au cerveau?

J’ai toujours voulu comprendre comment l’être humain est capable de… comprendre. Il est surprenant de constater que nous savons aujourd’hui tellement de choses incroyables, par exemple sur l’origine de la matière, la façon dont l’univers est apparu, mais que nous ignorons encore ce qui se passe dans notre cerveau. Le cerveau humain est la chose la plus complexe que l’on ait jamais rencontrée dans l’univers. C’est la dernière grande énigme de la science. Comment se fait-il que ces cellules cérébrales, les neurones, incapables, prises isolément, de produire une pensée, engendrent des choses aussi fantastiques que l’imagination, le rêve, les sentiments d’amour, les idées de beauté, de justice et de liberté?

Il y a 20 ans, vous avez entrepris des recherches avec Stuart Hameroff, un anesthésiologiste de l’Université de Tucson, dans l’Arizona. Qu’avez-vous découvert?

Avec Hameroff, nous avons défendu plusieurs thèses. La première étant que le théorème d’incomplétude de Gödel n’est pas compatible avec la thèse issue des travaux d’Alan Turing concernant l’intelligence artificielle, à savoir qu’un calcul sur une machine suffisamment complexe pourrait engendrer une intelligence humaine consciente. Dit autrement, l’esprit et la conscience humaine sont irréductibles à des calculs ou à l’exécution d’algorithmes.

D’aucuns disent que la science de la conscience est impossible. La science, par nature est objective. La conscience, par sa nature, est subjective… Est-ce que la physique classique est capable d’expliquer la conscience humaine?

Depuis des décennies, plusieurs grands physiciens et neurobiologistes soupçonnent que la mécanique quantique peut être la clé du fonctionnement du cerveau humain. À petite échelle, les atomes ne se comportent en rien comme à grande échelle, parce qu’ils satisfont aux lois de la mécanique quantique. Le seul problème, c’est que dans son état actuel, la théorie quantique est incomplète. En fait, une bonne partie du fonctionnement du cerveau s’explique très bien avec les lois de la physique classique, en particulier au niveau du connectome, c’est-à-dire du câblage des neurones.

Mais c’est au niveau des liaisons synaptiques qu’il se passe quelque chose de nouveau. Ces liaisons sont fortement influencées par des structures que l’on trouve dans le cytosquelette des neurones: les microtubules. Ce sont des sortes de fibres constituées d’éléments appelés des dimères de tubuline.

Selon Hameroff et moi, ces protéines que l’on peut polariser dans deux états feraient des microtubules des sortes d’automates cellulaires capables de stocker des qubits (l’état quantique qui représente la plus petite unité de stockage d’information, ndlr) et d’effectuer des calculs en plus de ceux que l’on attribue au réseau de neurones.

Sir Roger Penrose — The quantum nature of consciousness

Cela signifie-t-il que le cerveau fonctionne comme un ordinateur quantique?

En quelque sorte. En fait, on suppose que les vibrations quantiques dans les microtubules sont «orchestrées» par des entrées synaptiques et stockées dans la mémoire des microtubules, ce qui produit un état quantique superposé. Mais cet état, instable, se réduit bizarrement à un seul état. Nous avons appelé cette théorie la réduction objective orchestrée (Orch OR, ndlr).

Nous supposons que cette réduction du paquet d’onde est la seule chose possible, non-physique, qui peut représenter la conscience. Ce qui nous a valu beaucoup de critiques par la communauté scientifique, pendant plus de 20 ans.

Existe-t-il des preuves de ce que vous avancez?

Beaucoup d’expériences ont été menées à ce sujet. Et depuis 2012, il y a des indications très fortes de l’existence d’un état de cohérence quantique dans les microtubules, ce qui corrobore notre théorie.

C’est ce que démontrent les travaux d’un chercheur indien, Anirban Bandyopadhyay, du National Institute for Materials Science à Tsukuba, au Japon.

Avec des chercheurs du MIT, il a réussi à mettre au point un ordinateur moléculaire doué de certaines propriétés et de circuits neuronaux comparables à ceux du cerveau humain.

[Hugues Bersini, Iridia, à propos de l'ordinateur quantique.]

Ce qui contraste avec les hypothèses des tenants de l’intelligence artificielle forte…

Effectivement. Mais ce qui est sûr, c’est que, quels que soient les progrès technologiques, aucun ordinateur fonctionnant selon des principes algorithmiques ne pourra jamais reproduire la conscience. La conscience transcende la logique formelle. C’est le résultat d’autre chose, d’infiniment plus complexe. Et si notre théorie se vérifie, cela implique que la capacité de traitement de l’information du cerveau humain serait bien supérieure à celle qu’on lui attribue aujourd’hui.

Vous êtes athée et un membre éminent de la British Humanist Association. Est-ce que, comme le suggère le projet Initiative 2045, vous accepteriez de télécharger votre conscience dans un cerveau artificiel?

J’ignore ce dont l’avenir sera fait, mais personnellement, ça ne m’attire pas du tout. À la limite, je préfère voir exister des robots, c’est-à-dire des entités plus ou moins autonomes, mais contrôlées par ordinateur. Il est de plus en plus évident que le monde va dans cette direction. Mon seul souci, c’est que les gens se persuadent que les ordinateurs sont plus intelligents que l’être humain. Certes, ils jouent mieux et plus vite aux échecs quand ils sont bien programmés. Mais ce n’est pas la même chose que d’être doué d’intelligence. Aucun de ces robots n’a de conscience. Ou, du moins, de la faculté de comprendre ce qu’il fait. L’intelligence artificielle n’est capable que de réaliser ce qu’on lui a dit de faire. Alors, je ne crois pas qu’un rallongement de la vie au travers d’un cerveau artificiel soit une vision très optimiste. Je ne suis pas croyant, mais ça ne m’empêche pas de penser qu’un homme débarrassé de son enveloppe charnelle, ce n’est plus un homme.

2045: A New Era for Humanity
Cerveau éternel

La course au cerveau éternel

Le cerveau artificiel défie la pugnacité des chercheurs. Au coeur de projets soutenus à hauteur de milliards d’euros, une compétition mondiale est engagée.

Dmitry Itskov est-il un doux rêveur ou un pionnier visionnaire? Nick Bostrom, lui, n’y croit pas une seule seconde. Ce philosophe, directeur du Future of Humanity Institute à l’Université d’Oxford, travaille sur les mêmes concepts d’intelligence artificielle et d’immortalité virtuelle, mais tente de les ramener dans le champ de la recherche académique, le plus sérieusement du monde. Dans son dernier ouvrage, «Superintelligence», paru en juillet, celui que la revue Foreign Policy a classé en 2009 parmi les «100 plus grands penseurs actuels» (en 73e position), n’hésite pas à mettre en garde face à l’avènement d’une superintelligence artificielle: «C’est le défi le plus important que l’humanité aura jamais à relever. Et – qu’on réussisse ou pas – ce sera probablement le dernier.»

Mais selon lui, le transfert de l’intellect humain dans un superordinateur à l’échéance 2045, ne relève que d’un immense coup de marketing. «Aujourd’hui, les interfaces directes cerveau-ordinateur existent et permettent à des personnes paralysées de guider un robot par la pensée. Mais ce mode de communication reste grossier, lent, complexe, explique-t-il. Dès lors, plutôt que de connecter un cerveau à un PC, mieux vaut développer les bases (matérielles et programmatives) d’une intelligence artificielle à l’extérieur de l’organe même.»

Une des étapes suivantes pourrait consister à reproduire un cerveau humain en le copiant. Concrètement, il faudra le congeler ou le vitrifier, le couper en tranches très fines, imager celles-ci avec des microscopes ultra-puissants – ceux existant permettent déjà d’atteindre un niveau de résolution moléculaire –, utiliser des logiciels de reconnaissance visuelle pour extraire l’architecture et la connectivité du réseau neuronal, et ensuite utiliser des modèles neurocomputationnels pour «faire fonctionner» ce réseau sur un superordinateur. Celui-ci pourrait alors s’améliorer, s’affiner, se perfectionner.

Mais à ce stade, estiment les chercheurs, tout reste à faire. «Aujourd’hui, on réalise des robots avec des facultés d’apprentissage qui permettent d’enrichir leurs comportements au fur et à mesure des expériences qu’ils vivent. Grâce au Deep Learning, les intelligences artificielles progressent très vite, par exemple, dans le domaine de l’analyse visuelle. Elles sont désormais capables de dire si une personne, un animal ou un objet se trouve sur une photo, confie Hugues Bersini, membre de l’Académie Royale de Belgique et directeur du laboratoire d’Intelligence Artificielle de l’Université Libre de Bruxelles (IRIDIA). Mais c’est une forme d’intelligence qui se nourrit essentiellement de données, autrement dit du Big data.»

Une autre manière de procéder, plus classique, consiste à développer des algorithmes théoriques qui simulent le fonctionnement des neurones. «Mais, là, des percées sont nécessaires, et on ne sait pas lesquelles, ni combien. On reste donc loin d’atteindre une intelligence artificielle de niveau humain», tacle l’expert.

Limites de l’atome

Car entre le fonctionnement du cerveau et sa reproduction, il manque un chaînon: sa modélisation. C’est tout l’enjeu du Human Brain Project, vaste programme de recherche financé à hauteur d’1,4 milliard d’euros par les instances européennes – et qui fascine Dmitry Itskov.

Dans son antre suisse, à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, près de 100 chercheurs travaillent d’arrache-pied, depuis 2005, sur la compréhension des interactions à l’œuvre dans le cerveau. Leur but: reconstituer, sur des circuits de silicone, l’intégralité du fonctionnement d’un cerveau humain. «Nous avançons à vue, à la manière des premiers cartographes maritimes, avec l’appui de près de 120 équipes de chercheurs dans le monde. Parce que si l’ingénierie informatique permet de nombreuses choses, l’état de la recherche sur le cerveau et les maladies neurologiques reste lamentable», s’insurge Richard Walker, directeur scientifique du plus ambitieux projet de recherche européen.

Richard WalkerRichard Walker, directeur scientifique Human Brain Project. ©Alain Herzog.

Selon le scientifique, le plus compliqué est de «cracker le code» de notre cerveau. Raison pour laquelle l’échéancier d’Itskov relève, selon lui, du déni scientifique. «Ici, à Lausanne, nous allons être seulement capables dans dix ans de simuler quelques secondes d’activité cérébrale. Et Dmitry Itskov cherche à créer, dans trente ans, des avatars sur lesquels implanter notre conscience?», s’interroge le chercheur. Et d’insister: «Aujourd’hui, aucun scientifique ne sait ce qu’est la conscience. On sait à peine qu’elle est associée à des états d’activité chimique et physique. Mais nul ne dispose des outils scientifiques ou intellectuels pour la comprendre. Alors, je suis très, très sceptique…»

Si, comme tout projet de rupture, l’Initiative 2045 ouvre un champ de mines éthiques et physiques, elle participe néanmoins, selon Richard Walker, d’une véritable course au cerveau artificiel. «Une course dont les rapports de forces et les luttes d’influence se jouent à l’échelle internationale.» En cause, les limites de l’informatique qui s’arrêtent à la taille des circuits, donc à celle de l’atome. Or, pour initier une rupture majeure dans le domaine, une des seules possibilités consiste à imiter le cerveau. «Le cerveau ne consomme pratiquement pas de courant (30 watts, contre 45 mégawatts pour un superordinateur), il est extrêmement efficient, plus robuste qu’une machine et surtout, il permet de faire une quantité de choses sans devoir être programmé, explique Richard Walker. Un ordinateur, lui, a besoin d’algorithmes pour pouvoir fonctionner. Alors imaginez: si l’on parvenait à reproduire son fonctionnement, les retombées scientifiques et économiques seraient gigantesques!»

Human Brain Project

Un laboratoire de l'école Polytechnique de Lausanne qui participe au Human Brain Project. © BBP/EPFL 2014

Seulement, avertit le chercheur, il faut tenir compte de la vraie complexité du cerveau: un cerveau moyen se compose de 100 milliards de neurones, et chaque neurone se compose de 10.000 synapses, qui réalisent près de 80 trillions de connexions. «Actuellement, aucune technique ne permet de mesurer les synapses ou même de simuler leur fonctionnement, souligne Walker. Mais le génome qui contient la ‘blue print’ du cerveau, quant à lui, tient à peine en 1,5 gigabyte. Et cela, ça reste un mystère…»

Géopolitique du cortex

Et c’est au premier qui en percera les rouages que reviendra le pouvoir. De l’autre côté de l’Atlantique, Barack Obama soutient officiellement un projet similaire, financé pour sa part par la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), l’organe de R & D du Pentagone, à hauteur de 120 millions de dollars annuels pendant douze ans. En lançant le projet RAM (Restoring Active Memory), la DARPA vise à développer des implants cérébraux destinés à booster la mémoire. Selon certaines estimations, de telles avancées pourraient bénéficier aux cinq millions d’Américains souffrant de la maladie d’Alzheimer et aux 300.000 vétérans de l’armée américaine ayant subi des traumatismes en Irak et en Afghanistan. Mais la DARPA ne cache pas ses ambitions: d’ici 4 ans, elle espère que ce procédé restituera ou augmentera la mémoire et permettra d’intégrer de nouvelles connaissances à l’être humain. Comme pour Keanu Reeves dans le film «Matrix», il sera alors possible de télécharger l’intégralité du contenu de Wikipedia directement dans son cerveau. Passée cette étape, le programme prévoit aussi l’élaboration de modèles de souvenirs artificiels complexes et organisés hiérarchiquement.

Mais ce n’est qu’un début. «Depuis quelques années, on voit les géants d’internet effectuer une véritable razzia sur toutes les start-up du domaine de l’intelligence artificielle», observe Anders Sandberg, chercheur à l’Institut sur le Futur de l’Humanité de l’Université d’Oxford. Google a, par exemple racheté Deepmind l’an dernier pour 400 millions de dollars. Le fondateur de Paypal et Tesla, Elon Musk, a mis la main sur Vicarious, une entreprise qui affirme développer un ordinateur qui pense comme une personne.

Les réseaux de neurones, biologiques ou artificiels, fascinent les industriels. En septembre dernier, IBM a présenté une nouvelle puce électronique, TrueNorth, qui s’inspire, par son architecture même, du cerveau humain. De la taille d’un timbre-poste, TrueNorth est composée de 4 milliards de «neurones» (100 milliards pour l’homme) et de 1.000 milliards de «synapses» (un million de milliards chez l’homme). Selon le groupe, le composant est capable d’effectuer 46 milliards d’opérations synaptiques par seconde et par watt. La DARPA elle-même finance un projet de General Motors et de Boeing, destiné à embarquer une puce de 576 neurones sur un… drone, doué pour reconnaître et identifier des formes ou des signaux, après un apprentissage sur le terrain.